L’industrie sucrière en Côte d’Ivoire illustre parfaitement les défis et opportunités des initiatives de développement industriel dans les pays émergents. Au centre de cette histoire se trouve la Société d’État pour le développement des plantations de canne à sucre (SODESUCRE), créée en 1971. Cet article retrace l’histoire de la SODESUCRE, analyse les défis qu’elle a rencontrés, ses contributions au développement économique du pays, et examine les leçons à tirer de son échec ainsi que l’évolution de l’industrie après sa privatisation.
Les origines
La création de la SODESUCRE s’inscrivait dans le cadre des stratégies de diversification économique lancées par le président Félix Houphouët-Boigny. À cette époque, la Côte d’Ivoire dépendait fortement des exportations de cacao et de café, mais l’instabilité des prix sur les marchés internationaux a poussé les autorités à chercher des alternatives. Le secteur sucrier semblait prometteur, tant pour répondre à la demande intérieure que pour développer une capacité d’exportation.
Le projet initial prévoyait la construction de dix complexes sucriers dans les régions nord et centrale du pays. Cependant, seules six unités ont vu le jour, en raison des coûts élevés et de contraintes logistiques. Chaque complexe incluait des plantations, des infrastructures de transformation, et des villages pour les travailleurs, dans une logique d’intégration verticale.
Liste des complexes sucriers
- Ferké I
- Première campagne : 1974/1975
- Ferké II
- Première campagne : 1978/1979
- Borotou
- Première campagne : 1978/1979
- Sérébou
- Première campagne : 1978/1979
- Katiola (Katiola et Marabadiassa)
- Première campagne : 1979/1980
- Zuénoula
- Première campagne : 1979/1980
Bien que le programme initial ait prévu la création de dix complexes, seuls six ont été réalisés entre 1974 et 1980. Pour accompagner ce programme, les différentes localités ont aussi été érigées en chef-lieu de Sous-Préfecture.
Fonctionnement et ambitions
La SODESUCRE avait un modèle d’affaires ambitieux basé sur une gestion intégrée :
- Production agricole : Cultiver la canne à sucre sur des terres spécifiques, souvent en partenariat avec des agriculteurs locaux.
- Transformation industrielle : Raffiner le sucre dans des usines situées au sein des complexes
- Commercialisation : Distribuer le sucre localement et envisager des exportations.
Financièrement, l’État prenait en charge 25 % des investissements initiaux. L’ambition était de créer une véritable locomotive économique pour les régions du nord, réduisant le chômage et apportant des infrastructures modernes. Chaque complexe employait jusqu’à 2 500 personnes, mais la pression d’intégrer un volet social plus large augmenta les coûts d’exploitation.
Les défis de la SODESUCRE
Malgré une montée en puissance rapide – avec une production passant de 4 900 tonnes en 1974 à 186 000 tonnes en 1983 – la SODESUCRE a été confrontée à des problèmes structurels et conjoncturels qui ont rapidement compromis sa viabilité.
1. Chute des prix mondiaux du sucre
Dès 1975, les prix internationaux du sucre se sont effondrés, rendant difficilement rentables les investissements massifs réalisés.
La Côte d’Ivoire, bien qu’exportatrice marginale de sucre, était exposée à la dynamique des prix mondiaux pour plusieurs raisons :
- Compétition avec les importations : Même si une partie de la production locale devait réduire les importations, le sucre étranger restait une alternative pour les commerçants. Lorsque les prix mondiaux baissaient, le sucre importé devenait plus compétitif, exerçant une pression à la baisse sur les prix locaux.
- Régulation du marché : En réponse à la chute des prix mondiaux, les gouvernements de certains pays exportateurs subventionnaient leur production, rendant leurs produits encore moins chers sur le marché international. Cette situation créait une concurrence accrue pour le sucre ivoirien, même sur son marché intérieur
2. Conflits sociaux et fonciers
Les agriculteurs locaux ont exprimé leur mécontentement face à l’appropriation des terres (manque de concertation, indemnisations insuffisantes et perte de terres agricoles) et aux conditions de travail (salaires bas, manque de sécurité sociale). Ces tensions ont affecté la productivité et créé un climat d’incertitude.
3. Pression des institutions financières
Dans les années 1980, la Côte d’Ivoire a été confrontée à une crise économique due à la chute des prix des matières premières agricoles (cacao, café) et à un endettement croissant. Les institutions financières internationales ont alors proposé des programmes d’ajustement structurel en échange d’un soutien financier. Ces programmes incluaient :
- La réduction du rôle de l’État dans l’économie.
- La privatisation des entreprises publiques.
- La libéralisation des marchés.
La SODESUCRE, étant une entreprise publique non rentable et subventionnée, est rapidement devenue une cible dans ces réformes.
La contributions à l’économie nationale
Malgré ses échecs, la SODESUCRE a marqué l’économie ivoirienne par des contributions notables :
- Création d’emplois : L’industrie sucrière a permis d’offrir des emplois à des milliers de personnes dans des régions économiquement défavorisées.
- Développement régional : Les complexes sucriers ont dynamisé les infrastructures locales, introduisant des routes, des écoles et des centres de santé.
- Autosuffisance alimentaire : L’objectif de réduire les importations de sucre a été en partie atteint, même si l’autosuffisance totale n’a jamais été réalisée.
Un échec multidimensionnel
L’échec de la SODESUCRE est le résultat d’une combinaison de facteurs structurels, économiques et sociaux. Voici une analyse détaillée des principales raisons de cet échec, enrichie pour mieux comprendre les multiples dimensions de cette crise :
1. Mauvaise gestion économique et financière
Projections financières irréalistes
- Optimisme excessif : À sa création, la SODESUCRE avait prévu une production massive qui devait satisfaire la demande nationale et générer des excédents pour l’exportation. Cependant, ces prévisions étaient basées sur des hypothèses erronées :
- Une croissance continue de la consommation de sucre en Côte d’Ivoire.
- Des prix stables ou élevés sur les marchés internationaux.
- Sous-estimation des coûts : Les coûts de production, liés à l’installation et à l’entretien des complexes, étaient largement sous-évalués. Les équipements coûteux, le transport de la canne à sucre, et la gestion des plantations ont rapidement dépassé les budgets initiaux.
Endettement croissant
- Dépendance aux financements externes : Avec l’insuffisance des revenus générés par la production, la SODESUCRE a dû compter sur des subventions de l’État et des emprunts internationaux, augmentant son endettement.
- Gestion inefficace des ressources : Les fonds disponibles étaient souvent mal alloués, avec des investissements peu rentables ou des dépenses superflues.
Manque d’expertise
- Recrutement inadapté : La SODESUCRE, en tant que société publique, a souffert de nominations politiques à des postes de direction. Ces dirigeants n’avaient pas toujours l’expérience nécessaire pour gérer un projet aussi complexe.
- Absence de contrôle rigoureux : Les mécanismes de suivi et d’évaluation étaient insuffisants, ce qui a permis la persistance de pratiques inefficaces et la fuite de ressources.
2. Absence de dialogue social et conflits
Tensions avec les agriculteurs
- Appropriation controversée des terres : L’acquisition des terres pour les plantations a souvent été perçue comme arbitraire. Les agriculteurs locaux, dépossédés de leurs terres ou forcés de collaborer avec la SODESUCRE, ont exprimé un profond mécontentement.
- Mauvais partage des bénéfices : Les agriculteurs étaient souvent rémunérés à des taux jugés insuffisants, ce qui a nourri un sentiment d’injustice et de frustration.
Conflits avec les employés
- Conditions de travail difficiles : Les travailleurs, tant dans les plantations que dans les usines, dénonçaient des salaires bas et des conditions de travail éprouvantes.
- Grèves répétées : Les conflits sociaux ont fréquemment conduit à des interruptions de production, fragilisant encore davantage l’entreprise.
Manque de communication
- Exclusion des parties prenantes : Les décisions stratégiques étaient prises sans consultation des principaux acteurs, notamment les travailleurs et les agriculteurs. Cette approche autoritaire a alimenté la méfiance et sapé l’esprit de collaboration.
3. Manque de flexibilité
Dépendance au soutien de l’État
- Modèle économique rigide : La SODESUCRE fonctionnait comme une entreprise publique fortement subventionnée, ce qui la rendait dépendante de l’État pour sa survie. Lorsque le gouvernement a réduit son soutien, l’entreprise n’a pas pu s’adapter.
- Absence de diversification des revenus : La SODESUCRE n’a pas cherché à diversifier ses activités ou à innover pour faire face aux défis économiques.
Inadaptation aux fluctuations des marchés mondiaux
- Sensibilité aux prix internationaux : Bien que la SODESUCRE visait principalement le marché local, les fluctuations des prix mondiaux du sucre ont influencé ses coûts de production et ses marges bénéficiaires. Elle n’a pas développé de mécanismes pour amortir ces variations, comme des contrats à long terme ou des partenariats stables.
- Incapacité à ajuster la production : Lorsque les prix mondiaux ont chuté, l’entreprise a continué à produire à des niveaux élevés sans trouver de débouchés rentables.
Technologies et infrastructures obsolètes
- Modernisation insuffisante : Les usines de la SODESUCRE, mal entretenues, n’ont pas bénéficié des innovations technologiques nécessaires pour réduire les coûts de production ou améliorer l’efficacité.
- Problèmes logistiques : La gestion du transport de la canne à sucre des plantations aux usines était inefficace, entraînant des pertes importantes.
4. Pressions externes : contexte économique et institutionnel
Concurrence avec les importations
- Avec la libéralisation des marchés sous la pression du FMI, le sucre importé à bas prix est devenu une alternative pour les commerçants locaux. Cela a fragilisé la position de la SODESUCRE sur le marché intérieur.
Impact des programmes d’ajustement structurel (PAS)
- Les institutions financières internationales ont exigé une réduction des subventions publiques et une privatisation des entreprises déficitaires. La SODESUCRE, déjà en difficulté, n’a pas pu survivre à ces réformes.
Changements climatiques et environnementaux
- Les conditions climatiques dans les régions de production (sécheresses, irrégularité des pluies) ont également affecté les rendements des plantations, augmentant les coûts de production.
Ces erreurs stratégiques ont conduit à la privatisation de la SODESUCRE, un tournant majeur pour l’industrie sucrière en Côte d’Ivoire.
La Privatisation : un nouveau chapitre
La privatisation de la SODESUCRE en 1997 a marqué un tournant : les complexes de Ferké I et II sont repris par SUCAF Cote d’Ivoire, du groupe SOMDIAA, et ceux de Borotou et Zuénoula sont repris par Sucrivoire, filiale du groupe SIFCA, mais l’Etat conserve une participation minoritaire dans SUCRIVOIRE.L’Etat essaie de protéger les cours du sucre en interdisant les importations de sucre par décret du n°2008-164 du . En 2015, l’Etat se déleste des 23% du capital de SUCRIVOIRE qui lui restent, tout en cédant 5% aux salariés. Ces entreprises ont apporté une gestion plus flexible et orientée vers les performances économiques.
Augmentation de la production
Sous la gestion privée, la production de sucre a augmenté, atteignant 205 000 tonnes par an en 2016, reflétant une modernisation des équipements et des pratiques agricoles. Cette production bien qu’en hausse peine à combler la demande nationale. Il faut noter et saluer la protection de la filière locale par des dispositions légales interdisant l’importation de sucre en Côte d’Ivoire.
Défis persistants
Cependant, la privatisation n’a pas éliminé tous les problèmes :
- Fraude et contrebande : Une partie du marché est toujours accaparée par du sucre de contrebande, notamment en provenance des pays où les coûts de productions sont très faibles.
- Coûts de production élevés : Ces coûts affectent la compétitivité du sucre ivoirien sur les marchés internationaux. Ce problème est commun à presque toutes les filières agricoles ivoiriennes.
- Changements climatiques : La culture de la canne à sucre reste vulnérable à la variabilité climatique. Pourtant ces dernières années nous avons eu des épisodes de sécheresse dans les zones nord du pays et cela affecte négativement les rendements tout en augmentant les coûts de production.
Impact sur l’emploi et la société
La transition vers le privé a eu des conséquences sociales mixtes. Bien que des emplois aient été maintenus, les crises politiques et économiques des années 2000 ont entraîné des pertes d’emploi significatives et des tensions dans les relations entre producteurs et industriels. Aujourd’hui la production de sucre évolue en dents de scie et les compagnies privées qui gèrent les complexes font face à des défis persistants.
Perspectives et défis actuels
Aujourd’hui, l’industrie sucrière ivoirienne est à la croisée des chemins. Les principaux défis pour les acteurs privés incluent :
- Renforcer la compétitivité : Réduire les coûts de production pour mieux rivaliser avec les importations.
- Lutter contre la fraude : Collaborer avec le gouvernement pour éliminer les importations illégales.
- Investir dans l’innovation : Moderniser les infrastructures pour répondre aux exigences du marché.
- Gérer les ressources durablement : S’adapter aux défis environnementaux, notamment les variations climatiques et la gestion de l’eau.
- Améliorer les relations avec les producteurs locaux : Favoriser un partenariat gagnant-gagnant pour augmenter la part de la canne villageoise dans la production nationaleLeçons de l’histoire
L’histoire de la SODESUCRE offre des enseignements précieux pour les politiques de développement économique en Côte d’Ivoire et au-delà :
- Planification réaliste : Les projets industriels doivent intégrer des analyses approfondies des risques économiques.
- Dialogue social : Une collaboration étroite avec toutes les parties prenantes est essentielle pour assurer la durabilité.
- Flexibilité et innovation : Les entreprises doivent s’adapter rapidement aux changements du marché mondial pour rester compétitives.
L’impact de la pression des institutions financières sur la SODESUCRE met en évidence plusieurs leçons :
- Réformes progressives nécessaires : Les ajustements structurels, bien que nécessaires dans certains cas, doivent être mis en œuvre de manière progressive pour limiter les chocs économiques et sociaux.
- Importance de la compétitivité avant la libéralisation : Avant d’ouvrir un marché, les entreprises locales doivent être renforcées pour pouvoir rivaliser avec les importations.
- Équilibre entre rentabilité et rôle social : Une transition harmonieuse aurait nécessité de concilier les objectifs économiques avec les besoins des communautés locales.
Conclusion
La SODESUCRE a été une initiative ambitieuse qui, malgré son échec, a laissé un héritage significatif dans l’industrie sucrière ivoirienne. Aujourd’hui, Sucrivoire et Sucaf Côte d’Ivoire poursuivent cette mission dans un contexte marqué par des défis complexes mais aussi des opportunités de croissance. En tirant parti des leçons du passé et en investissant dans l’avenir, l’industrie sucrière pourrait jouer un rôle encore plus important dans le développement économique et social de la Côte d’Ivoire.
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