Sur les réseaux sociaux, on est souvent surpris d’entendre que la Côte d’Ivoire importe l’essentiel de sa consommation de fruits et légumes. La Côte d’Ivoire importe 95% de sa consommation d’oignons et les fournisseurs principaux sont les Pays-bas, le Niger et le Burkina Faso. Ce triste constat est le même pour la majorité des filières vivrières dans le pays. On est souvent tenté de croire que les dirigeants ne font rien pour changer cette situation. Parfois nous manquons d’informations sur certaines initiatives. Aujourd’hui nous parlons brièvement de la tentative de l’Etat de Côte d’ivoire de régler plusieurs problèmes dans le domaine de la production de cultures vivrières: La Société pour le Développement des Fruits et Légumes (SODEFEL).
Les origines
La SODEFEL est la Société pour le Développement de la production des Fruits et Légumes et a été créée en 1968 par le décret n°68-148 du 13 mars 1968, portant création de la SODEFEL. Cette Société d’Etat a pour mission produire des fruits et légumes et les commercialiser avec le soutien de ses filiales (AGRIPAC, SONACO, COFRUCI…). Cette mission vise à entrainer des transformations socio-économiques en Côte d’Ivoire au-delà de l’autosuffisance alimentaire en fruits et légumes. En 1977, la gestion de l’entreprise a été transférée à des Ivoiriens, marquant un tournant significatif dans son histoire.
Fonctionnement et produits
La SODEFEL a établi un complexe agro-industriel à Sinématiali, comprenant des périmètres agricoles et une usine de transformation. Le choix de la zone n’est pas fortuit. Le fleuve Bandama nourrit la zone et il permettait ainsi d’installer les canalisations pour arroser les cultures maraichères. Ses principales productions incluaient :
- Tomates : L’usine produisait des conserves de tomates et les ivoiriens sembalient les avoir adoptées
- Fruits et légumes : Divers produits étaient cultivés pour répondre aux besoins locaux et à l’exportation (tomates, arachides, piments, salades, oignons, courges, haricots, gombos, aubergine, mangues..)
- Riz, Igname, Maïs, arachide…: Le complexe produit également ces cultures vivrières principalement pour l’autoconsommation.
Pour soutenir ces activités, la SODEFEL a mis en place des Groupements à Vocation Coopérative (G.V.C), favorisant l’organisation des agriculteurs locaux et l’adoption de techniques agricoles modernes. Les activités de la SODEFEL expliquent aujourd’hui pourquoi la zone de Sinématiali produit autant de mangues pour l’exportation et de piment qui agrémente notre garba à Abidjan.
De 1500 tonnes de légumes produits en 1975, la production est passée à 5 376 tonnes en 1980 avec 2 676 tonnes de conserves de tomates et à 7 293 tonnes de légumes dont 5384 tonnes de conserves de tomates.
Aménagement et infrastructures
De l’ensemble des sites maraîchers aménagés par la SODEFEL, le plus vaste et le plus célèbre est incontestablement le complexe agro-industriel de Sinématiali, construit sur 1 800 ha et devant produire 5000 t/an de produits transformés. Le complexe comprend une usine de concentrés de tomates située à l’intersection du fleuve Bandama et l’axe routier Korhogo-Ferkessédougou. L’unité industrielle a une capacité de 18 000 tonnes de tomates fraîches par campagne (soit 15 t/heure). Le périmètre proprement dit est divisé en 10 unités d’exploitation de 180 ha chacune environ. Chaque unité est exploitée par environ 60 familles de paysans reparties en 6 équipes de 10 ayant chacun un président de groupe. Chaque famille dispose ainsi de 3 ha cultivés en assolement triennal. Les grandes originalités de Sinématiali sont la polyculture avec campagne irriguée et campagne pluviale. Pour les paysans intégrés au projet, la SODEFEL, assure la gestion totale de l’exploitation et fait des propositions aux paysans sur les surfaces à cultiver et les spéculations en culture pluviale. Le complexe agro-industriel était conçu pour maximiser la production agricole :
- Irrigation : Un système performant alimenté par le fleuve permettait d’exploiter plusieurs centaines d’hectares tout au long de l’année, réduisant la dépendance de la pluviométrie. Les canalisations sont encore visibles mais le système ne fonctionne plus de nos jours.
- Cités ouvrières : Des logements pour les employés ont été construits, favorisant l’attraction et la rétention des travailleurs. Ces constructions sont encore visibles dans la ville aujourd’hui.
- Usine de transformation : Équipée pour traiter les tomates et autres produits maraîchers. Il ne reste plus rien de l’usine à ce jour. Une entreprise privée a repris certaines activités de production dans la zone et a dû faire des travaux pour reconstruire des bâtiments.
Coûts et financements
La mise en oeuvre d’un tel programme a nécessité de gros montants. Le financement de la SODEFEL provenait d’une combinaison de prêts extérieurs et de dotations gouvernementales. Le coût total du projet agro-industriel à Sinématiali s’élevait à environ 4,931 milliards de F CFA, avec environ 3,583 milliards de F CFA provenant d’emprunts extérieurs:
- Crédits acheteurs : Prêt de 1,900 milliard de F CFA par la Caisse Nationale de Crédit Agricole (CNCA).
- Crédits financiers Euro-dollars : Montant de 638 millions de F CFA.
- Crédit SGBCI : Prêt de 1 milliard de F CFA
- Dotation gouvernementale : Contribution d’1,348 milliard de F CFA.
Pour l’époque, ce sont de très gros montants pour une structure qui devait produire et vendre en Côte d’Ivoire.
Défis rencontrés et causes de la fermeture*
Malgré ses succès initiaux, la SODEFEL fait face à plusieurs défis. Ces défis portent en eux les germes de l’échec de l’initiative :
- Endettement : Une dépendance excessive au financement par emprunt a conduit à une situation économique insoutenable. Avec de faibles performances, le remboursement de la dette plombe l’entreprise.
- Crise économique : Les ajustements structurels des années 1980 ont fragilisé l’entreprise. Dans le contexte de la crise économique, les ménages préféraient les petites boîtes de conserves de concentrés de tomates aux grandes. Pourtant les petites boîtes coûtent beaucoup plus chères à fabriquer que celles d’un kg, d’où leur prix unitaire élevé. Leur consommation était alors réservée à une minorité. En outre, les boites de tomates SODEFEL sont 15% plus chères que les boites importées : les conservateurs français ou italiens reçoivent 125 F CFA de subvention par kilogramme produit, de la Commission Economique Européenne. A cela, il convient d’ajouter les difficultés commerciales résultant de la petite taille du marché ivoirien.
- La faiblesses de la production: Les rendements de la tomate ont une évolution en dent de scie. La faiblesse du rendement moyen (dessous des 35 t/ha prévus). Pour les cultures pluviales, le riz a des rendements très faibles et décroissants depuis la création du périmètre et la variété de maïs utilisée (composite jaune de Bouaké) a un potentiel de 3 t/ha mais elle est sensible à la verse ce qui rend la récolte mécanique difficile.
- Les problèmes techniques: Les délestages d’électricité impactent négativement la performance de l’usine et limitent énormément le pompage de l’eau pour l’irrigation des cultures. Il faut ajouter à cela des pannes fréquentes des machines et une mauvaise maitrise des techniques culturales.
- Conflits politiques : Les crises militaires à partir de 1999 ont mis fin à tout espoir de redemarrage et les installations ont simplement été pillées.
En outre, les problèmes sociaux contribuent aussi à l’échec du projet. En effet, le paysan Senoufo habitué à travailler au rythme des saisons de pluies et à disposer de très longues périodes pour les fêtes et les cérémonies traditionnelles. Ce dernier se voit entrainer dans un rythme trois ou quatre fois plus soutenu: les agriculteurs sont en mauvaise condition physique, se fatiguent rapidement et se plaignent de ne pas avoir de temps libre. Enfin, il faut souligner aussi que le coût élevé du transport des marchandises vers Abidjan à 600 Km a réduit la marge bénéficiaire du complexe. La conjonction de tous ces problèmes entraine la fermeture de la société et du complexe en 1988.
Conclusion
La SODEFEL représente un chapitre important dans l’histoire agricole ivoirienne. Son parcours met en lumière les défis du développement rural dans un contexte économique instable. Bien que sa fermeture ait eu un impact négatif sur Sinématiali, elle illustre les efforts passés pour promouvoir l’autosuffisance alimentaire. Il est essentiel d’apprendre des erreurs passées pour envisager un avenir où l’agriculture ivoirienne puisse prospérer sans être entravée par les dettes ou les crises politiques. La SODEFEL démontre que des projets ambitieux peuvent réussir avec un financement adéquat et une gestion prudente.
*MEITE Ben Soualiouo et al . Dette et développement en Cote d’Ivoire : le cas du complexe sodefel à Sinematiali (1977-1988).
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